L'homme à l'oiseau
2019
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Gravure
(aquatinte et taille douce)
10 X 15 cm
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Si
vous lui posez la question « pourquoi êtes vous venu ici ? »,
il dirigera son doigt vers l'oiseau. Certains croiront qu'il ne veut
pas parler. D'autres avanceront qu'il évite ainsi de se souvenir.
Certains y verront qu'il ne veut pas dire ce qu'il a dû quitter. Et
d'autres le jugeront approximativement d'errant.
Mais
aucun n'ira regarder l'oiseau. Tous auront détourné les yeux.
Ce
n'était pas la bonne question à poser et tous le savaient. Le
critère de la question étant strictement géographique, alors
qu'eux exigeaient une réponse à la fouille qu'ils prenaient soin de
ne pas faire en eux.
L'oiseau.
Et plus irrésistible encore, l'homme et l'oiseau. Un chemin qu'ils
n'emprunteraient jamais, et qu'ils convoiteraient toujours. Ceux-là
n'ont jamais imaginé l'oiseau. Tombés sourds et aveugles, ils sont
devenus invisibles et inaudibles à eux-mêmes. Les porteurs de
paradigmes inappropriés. Pour autant, parfaitement fonctionnels,
habillant chaque journée de couleurs empruntées. Standardisés.
Mécanisés. Aliénés.
C'est
dans les angles morts qu'il habite.
Il
se tient loin de toutes hégémonies, de toutes nuits sans étoiles.
Il apparaît parfois brièvement lors d'un croisement, lors d'un
franchissement, ou dans une trouée. Et alors il déjoue nos
habitudes de perception, de cognition, d'engramme. Et alors c'est la
chute de l'efficience. Et alors on l'associe au malaise. Et alors on
le déplace aux franges du monde. Stratégie basique qui n'empêchera
pas sa prochaine manifestation, au détour d'un flottement, d'un
rêve, d'une tache.
Sur
lui le discours ne
prend pas. Il a cette grâce d'échapper au classement, au rangement.
Il en devient redoutable. Pourtant l'homme à l'oiseau n'apparaît
que s'il est appelé. Si vous lui posez la question « pourquoi
êtes-vous venu ici ?», il dirigera son doigt vers l'oiseau.
Il
paraît impensable de souhaiter l'inviter. Il est à éviter, il est
à cacher, il est à nier. Quand on joue la carte de la sécurité à
tous prix, il n'est pas question qu'il existe. Il n'a même pas de
nom. Il n'est pas géo-localisable. Il n'est pas prévisible. Et il
en sait trop. Il pourrait révéler un choix par défaut, un
mensonge, une posture. D'un coup d'aile, effondrer la fiction d'un
lignage. Ou se faire l'écho d'une dissonance. C'est trop risquer.
L'apercevoir c'est pour certains, se pétrifier dans un chaos sans
mots. Nombreux sont ceux qui témoignent qu'il perturbe, qu'il
malmène. Il serait bien pratique de le limiter à être une anomalie
car l'homme à l'oiseau n'est pour beaucoup en somme, qu'une menace.
Tel un secret dont la sépulture n'aurait pas été bien scellée.
Tel un opprobre dans le récit des systèmes.
Et
puis il y a ceux qui s’accommodent et s'arrangent, avec toute leur
indigence, à réduire l'homme à l'oiseau à un indice chimérique,
à une évanescente fantaisie. Ceux-là n'ont pas peur puisqu'ils le
maintiennent hors du champ du réel. L'homme à l'oiseau n'est plus
un soucis. Destitué, il n'est plus qu'un. Plus qu'un folklore pour
enfants, qu'une littérature pour épouses bourgeoises, qu'une blague
d’alcooliques, qu'un espoir pour mécréants. Mais ceux-là que
veulent-ils donc oublier si fort ? Si l'homme à l'oiseau n'est
pas intentionnel, plus rien ne l'est. Ils ne sont donc pas concernés.
Et ne seront de prime abord, même pas repérés. Et ainsi ils
passent. Et ainsi ils glissent. Furtifs comme des pets. Car avec eux,
ça n'est pas arrivé. Rien. Jamais. Ne pas savoir, c'est la routine.
Mais
ce qu’on perd en le méprisant. Ce qu'on rate en l'ignorant. Une
expérience. Une pertinence. Une rencontre. Il est plus précieux,
plus vaste et plus intime encore que toute humilité.
Si
vous lui posez la question « pourquoi êtes vous venu ici ? »
n'attendez pas sa réponse. L'homme à l'oiseau, improbable et
accidentel, s'éprouve. Il est troublant signe et se cueille comme un
sourire impromptu, qui pourrait écrire la naissance d'un possible,
d'un rappel, d'un espace où penser, et d'un lieu où aimer.
Peut-être.